Le Chardon - avril | Entretien avec Emmanuel Renard

Vendredi 4 avril 2025
© Camille Cazanave

Actualité

Renoncer pour s’adapter – le cas de la presqu’île de Caen – entretien avec Emmanuel Renard président de Caen Normandie Métropole

Confrontée aux nouvelles projections climatiques, la communauté urbaine de Caen a pris une décision rare : renoncer à un projet d’écoquartier situé sur la presque-île de Caen dans l’estuaire de l’Orne après dix ans de travail. Un choix guidé par la nécessité d’adapter la ville aux effets du changement climatique. Rencontré lors de l’événement Le Littoral en mouvement, à Saint-Nazaire le 12 mars, Emmanuel Renard, président de Caen Normandie Métropole, explique comment cette prise de conscience a changé la manière de penser le projet de territoire.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur l’histoire du site ?

Nous sommes à Caen, qui se situe au fond de l’estuaire de la basse-vallée de l’Orne. L’Orne descend vers le sud et, en parallèle, un canal a été artificialisé au XIXe siècle. Ce canal servait à l’industrie agroalimentaire et est encore aujourd’hui utilisé pour des activités industrielles, portuaires et de loisirs. Entre le canal et l’Orne, une bande de terre relie le centre de Caen à l’embouchure de l’Orne sur environ 13 kilomètres.

Plus on s’éloigne de Caen vers l’Orne, plus l’activité est agricole et naturelle. À l’inverse, plus on se rapproche de Caen, plus les activités économiques se développent avec de grandes entreprises comme Euronext. Aux alentours des années 2000-2010, un espace d’environ 35 hectares, alors une friche industrielle portuaire, a été identifié comme potentiellement propice à l’aménagement d’un nouveau quartier de Caen.

Pendant une dizaine d’années, des équipes ont travaillé sur un projet d’écoquartier exemplaire, pensé comme un modèle pour la ville de demain. Ce projet incluait une grande diversité de typologies de logements, des parkings mutualisés favorisant la mobilité douce, ainsi qu’un système de dépollution et de traitement des terres sur place. L’habitat prenait en compte les conditions climatiques locales, comme la chaleur et le vent, et répondait à des objectifs économiques, environnementaux et sociaux en matière de développement durable.

Étant donné la proximité avec l’Orne, le projet a été conçu en conformité avec les règles du Plan de Prévention des Risques de la basse-vallée de l’Orne. Une marge supplémentaire de sécurité avait même été prévue. Une Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) a été créée en 2019 et, en juillet 2023, les premiers macro-lots devaient être attribués aux promoteurs pour débuter la construction.

Combien de temps a duré ce travail ?

Dix ans. Dix ans d’études et de réflexion ont été nécessaires pour aboutir à un projet ficelé et prêt à être lancé.

Qu’est-ce qui a conduit à la remise en question du projet ?

En mars-avril 2023, la publication du dernier rapport du GIEC et du Haut Conseil pour le Climat a mis en lumière une trajectoire climatique alarmante (+3 à +4°C d’ici 2100) et une montée accélérée du niveau de la mer. Cela nous a fait réaliser un problème fondamental : les documents réglementaires français distinguent l’élévation du niveau de la mer et les inondations fluviales, mais sans les additionner, ni prendre en compte l’évolution progressive du climat.

Nous avons alors commandé une étude à un bureau d’études (Sogeti) pour évaluer les impacts d’une élévation du niveau de l’eau de 50 cm à plus d’un mètre. Les résultats ont été sans appel : si les immeubles auraient pu résister grâce à leur surélévation, les réseaux, les espaces publics et l’accessibilité du site seraient devenus impraticables.

Juridiquement, nous avions toutes les autorisations, mais éthiquement et politiquement, le projet n’était plus défendable. Nous avons donc pris la décision de suspendre le projet et de lancer avec l’État une étude hydraulique approfondie, explorant des scénarios allant jusqu’à +1,70 m d’élévation. Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’une simple pause, mais bien d’un renoncement.

Ce renoncement était-il difficile à assumer politiquement ?

Étonnamment, la décision a été plutôt bien reçue. Nous avons eu de nombreux retours positifs, reconnaissant le caractère responsable et courageux de notre choix. Les promoteurs ont compris l’enjeu et nous ont même remerciés d’avoir évité un investissement risqué à long terme. Quant aux habitants, le site n’étant pas encore occupé, la sensibilité citoyenne a été moins marquée. Cela pose cependant la question de l’acculturation et de l’information sur les impacts du changement climatique.

Comment le Conservatoire du littoral vous a-t-il accompagné ?

Ce lien s’est fait parce que la communauté urbaine travaille sur un projet LIFE Adapto à l’embouchure de l’Orne. En 2021, lors de l’élaboration de notre projet de territoire – avant même notre décision de 2023 –, nous avons sollicité le Conservatoire du littoral pour une contribution. Régis Lemayrie, son délégué régional, nous a alors remis une analyse précieuse sur la vision du Conservatoire concernant l’ensemble de l’estuaire de l’Orne. C’est à ce moment-là que nous avons pris conscience d’un enjeu estuarien que nous n’avions pas pleinement intégré.

Vous avez donc repensé le projet à l’échelle du territoire ?
Oui, un projet bien plus large, dans un espace soumis à des dynamiques et des enjeux spécifiques. Le Conservatoire nous a aidés à mieux appréhender les questions d’échelle spatiale et de temporalité. Il nous a alertés : « Attention, la mer arrive à Caen ! ». Avec Adapto, nous avons mieux compris notre lien direct avec la mer et le fait que nous nous situons en fond d’estuaire. Cette prise de conscience a sans doute facilité la décision de renoncer au projet initial.

Quel avenir attend ce site ?

D’abord, nous avons voulu améliorer son aménagement paysager afin d’éviter qu’il ne devienne une friche abandonnée. Nous avons entrepris des travaux de revégétalisation et de dépollution, aménagé les quais, favorisé les liaisons douces et rénové deux grandes grues industrielles. L’objectif est d’ouvrir ce lieu au public et d’en faire un espace agréable. Nous réfléchissons également à des usages transitoires pour répondre à des besoins locaux, comme des logements étudiants, des activités artisanales ou hôtelières. Ces activités devront rester réversibles et s’inscrire dans une logique économique viable sur une temporalité de 30 ans.

Cette expérience vous incite-t-elle à appliquer cette approche ailleurs ?

Pour l’instant, notre décision sert davantage d’exemple à l’extérieur de Caen qu’en interne. Nous sommes perçus comme pionniers dans la redirection écologique et le renoncement, des concepts portés par des penseurs comme Emmanuel Bonnet et Alexandre Monnin. Cependant, cette expérience nous aide à mieux gérer d’autres projets en ville. Par exemple, nous avons récemment renoncé à un projet controversé en centre-ville qui visait à transformer un ancien parking en espace commercial. Après dix ans de blocages juridiques et politiques, nous avons décidé d’abandonner ce projet et d’élaborer une nouvelle concertation autour de trois axes : le végétal, le familial et le patrimonial. Enfin, cette réflexion influence aussi notre Plan Local d’Urbanisme Intercommunal en nous poussant à revoir nos objectifs démographiques à la baisse et à privilégier la sobriété et l’adaptation au changement climatique.

Camille Cazanave - Entretien réalisé lors de l'événement Le Littoral en mouvement, le 12 mars 2025 à Saint-Nazaire.