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Actualité
Face au changement climatique, comment vivre avec la mer ?
Pour répondre à cette question et esquisser des pistes d’avenir pour les territoires littoraux, acteurs locaux et partenaires du Conservatoire du littoral se sont réunis les 12 et 13 mars à Saint-Nazaire lors de l’événement Le Littoral en Mouvement, organisé à l’occasion des 50 ans du Conservatoire. Retour sur les témoignages et expériences partagés au cours de ces échanges.
Attraction et répulsion
Par nature, le littoral est un espace en perpétuel mouvement, façonné par des forces d’attraction et de répulsion. Comme le souligne Jean Jalbert, directeur de la Tour du Valat et vice-président du conseil d’administration du Conservatoire du littoral, ces zones sont à la fois vitales et précaires : « Attraction, parce qu’il s’agit de milieux parmi les plus productifs de la planète, où les eaux douces charrient sédiments et nutriments, attirant ainsi les hommes depuis des temps immémoriaux. Répulsion, car ces lieux incarnent l’impermanence, soumis à des transformations constantes et parfois brutales ». Aujourd’hui, cette dynamique s’accentue. Le littoral reste un pôle d’attraction majeur, avec une densité démographique 2,5 fois supérieure à la moyenne nationale et un développement économique en plein essor. Mais y vivre signifie aussi s’exposer à des risques accrus, amplifiés par le changement climatique, auquel ces territoires sont particulièrement vulnérables.
Prise de conscience
En France, la tempête Xynthia, en 2010, marque un tournant. Les dégâts humains et matériels qu’elle cause en Vendée et en Charente-Maritime laissent un profond traumatisme. « Cela a joué sur une certaine prise de conscience du changement climatique », explique Jean-Michel Emprou, conseiller municipal de Corsept. Dans ce bourg situé en bordure de l’estuaire de la Loire, l’eau est montée jusqu’aux portes du village, puis est restée, forçant l’évacuation des habitants. Depuis, les submersions sont devenues fréquentes. La petite digue, construite il y a une trentaine d’années pour protéger les terres agricoles et les bâtiments situés au niveau de l’eau, semble aujourd’hui bien dérisoire face à des aléas climatiques de plus en plus récurrents.
© F.LarreyUn mouvement inexorable
Depuis, d’autres tempêtes aux noms évocateurs – Zeus (2017), Eleanor (2018), Ciaran (2023) – ont balayé les littoraux français, remodelant leurs contours et questionnant les pratiques. Ces événements extrêmes ne sont que la manifestation la plus visible d’un phénomène de fond : le changement climatique. Ses effets, déjà perceptibles, remettent en cause la pertinence des solutions jusqu’ici adoptées. Gonéri Le Cozannet, ingénieur au BRGM, membre du GIEC et du Haut Conseil pour le Climat, l’explique, données à l’appui lors de l’événement (lire l’entretien avec G. Le Cozannet). L’élévation du niveau des océans, bien que progressive – environ un demi centimètre par an – suit une trajectoire implacable. D’ici 2100, elle pourrait atteindre plus d’un mètre, modifiant de façon irréversible l’habitabilité des zones littorales.
À cette montée des eaux s’ajoute une érosion accrue : recul du trait de côte d’un mètre par an dans certaines zones des Landes, éboulements rocheux en Normandie et au Pays basque, mais aussi en Méditerranée où des plages emblématiques comme l’Espiguette, près du Grau-du-Roi, perdent chaque année plusieurs mètres de sable sous l’effet conjugué de l’érosion et de la montée des eaux. Parallèlement, les épisodes climatiques violents se multiplient, augmentant les risques de submersion pour 1,5 million d’habitants et entraînant des conséquences humaines dramatiques.
Résister, subir…
Retour en arrière. Depuis des siècles, en Occident, nous entretenons un rapport de force avec la nature.
L’historien du climat Emmanuel Granier rappelle dans La mer, cet ennemi de plusieurs siècles1 que « la construction d’ouvrages contre la furie des vagues peut être datée du Moyen Âge », notamment avec la poldérisation, cette conquête de terres sur la mer par l’aménagement de digues et de canaux. Ce phénomène prend une ampleur inédite à partir du XVIe siècle, avec la consolidation des États monarchiques modernes, qui y voient un moyen d’asseoir leur souveraineté sur ces territoires mouvants. Jusqu’au XIXe siècle, le littoral est aussi un enjeu militaire stratégique, avant de devenir, au XXe siècle, le moteur d’un essor économique et social fulgurant. L’urbanisation s’accélère, rapprochant les infrastructures et les populations de la mer. Les moyens mis en œuvre pour les protéger façonne alors nos paysages avec la multiplication des digues, épis, brise-lames et barrages anti-submersion.
Mais à l’image de Sisyphe, nous reconstruisons, colmatons, consolidons sans cesse, dans un combat dont les limites apparaissent de plus en plus évidentes. Cette approche devient toujours plus coûteuse, et face à un littoral en perpétuel mouvement, jusqu’à quand tiendront ces ouvrages artificiels ? Lorsque les moyens ne suffisent plus, les territoires et leurs habitants basculent dans la seconde voie : subir. Les conséquences humaines, économiques et environnementales sont alors considérables.
…ou s’adapter
Depuis 30 ans, le Conservatoire du littoral défend une troisième voie : l’adaptation. Dès la fin des années 1990, il observe des bouleversements sur ses sites, en particulier en Gironde. En parallèle, une démarche prospective s’engage : dans les années 2000, son conseil scientifique étudie les effets du changement climatique et préconise un accompagnement des phénomènes naturels plutôt qu’une lutte systématique contre eux. L’approche par archétype émerge en 2013 avec le livret Le Conservatoire du littoral face au changement climatique, qui définit trois stratégies : subir, résister ou s’adapter. Dans cette dernière approche, « la bande côtière joue pleinement son rôle de zone tampon. Restauré et intégré au territoire, le littoral amortit les chocs et apporte une forme de résilience », explique Adrien Privat, responsable de la mission interface Terre-mer au Conservatoire du littoral.
À partir de 2010, l’établissement développe une gestion souple de la bande côtière, privilégiant l’anticipation et l’adaptation progressive face aux phénomènes d’érosion et de submersion. Xynthia joue ici encore un rôle de catalyseur : alors que les collectivités, traumatisées, investissent massivement dans des digues pour se protéger, le Conservatoire alerte sur les risques d’une artificialisation accrue. Il défend une solution simple mais essentielle, héritée de sa mission originelle il y a 50 ans : « À l’époque, le problème était l’urbanisation galopante et ses impacts sur la biodiversité et le paysage. Aujourd’hui, l’augmentation des risques climatiques impose une réponse similaire : garder un peu de nature », résume Adrien Privat.
S’appuyer sur la nature
Infrastructures vertes, ingénierie écologique, restauration des écosystèmes, ces approches s'inscrivent dans le cadre du concept plus largement connu des solutions basées sur la nature. Elles visent à utiliser les processus naturels pour répondre aux défis climatiques et sociétaux. Ces solutions offrent des bénéfices multiples sur le long terme, à la fois pour l’environnement et pour les sociétés humaines.
Dans cette dynamique, le Conservatoire du littoral a développé une approche spécifique : la gestion souple de la bande côtière. Selon Adrien Privat, « dans cette bande naturelle, le trait de côte peut évoluer plus librement, ce qui permet d’obtenir une certaine résilience et de favoriser l’adaptation ». Le Conservatoire privilégie des solutions naturelles telles que l’emploi des dunes et marais comme zones tampons, la reconnexion d’un cours d’eau à la mer, le désenrochement d’une plage, la protection de la mangrove. Cette approche permet de limiter les infrastructures rigides et d’accompagner l’évolution naturelle du littoral face aux effets du changement climatique. L’aspect poétique de cette gestion est illustré par Delphine Boulet, responsable du pôle littoral de l’ONF, qui évoque l’expérimentation de la remobilisation contrôlée des dunes : « on travaille avec le vent » pour lutter contre l’érosion éolienne et marine sur les sites de Carcans-La Teste, gérés pour le Conservatoire du littoral.
Ces sites s’inscrivent dans le projet LIFE Adapto + (2025-2029), officiellement lancé lors de l'événement Le Littoral en Mouvement. Succédant à LIFE Adapto (2017-2022), qui a permis d’expérimenter des solutions de gestion souple sur 10 sites pilotes, ce nouveau volet marque une étape clé pour le Conservatoire du littoral. Il confirme, grâce aux enseignements tirés du terrain, qu’une approche souple, intégrée et concertée est non seulement viable, mais aussi souhaitable pour renforcer la résilience des territoires.
Sortir de sa réserve
Prendre en compte la dynamique des littoraux implique un véritable changement de paradigme, même pour les acteurs de la protection de la nature. En tant que directeur de La Tour du Valat, fondation qui œuvre pour la gestion durable du patrimoine naturel de la Camargue et des zones humides méditerranéennes, Jean Jalbert, explique : « aujourd'hui, sous la pression des changements climatiques, nous gestionnaires d’espaces naturels sommes en plein désarroi, car la boîte à outils dont nous disposons ne nous permet pas de garantir cette mission ». Traditionnellement, les gestionnaires opèrent avec une approche fixiste, visant à préserver des espèces et habitats précis. Mais face aux défis climatiques, cette vision devient obsolète. Jean Jalbert souligne : « on gère, on manage, mais cette approche est incompatible avec la rapidité et l'impact des changements climatiques. »
L'expérimentation menée sur le site du Bagnas dans le cadre du projet Nature Adapt illustre ce besoin de changement. Julie Bertrand, directrice de l’Adena, et vice-présidente des Réserves Naturelles de France témoigne : « cela nous a questionnés sur nos pratiques de gestion, avec cette capacité à changer d’échelle dans le temps et dans l’espace. » Le changement climatique, avec des perspectives à long terme (2050, 2100), oblige à sortir du cadre traditionnel. Elle ajoute : « on ne peut pas en tant que gestionnaire continuer à agir dans notre bulle, nous devons dialoguer avec le territoire ».
© Ana TeodorescuDialoguer avec le territoire
Comment initier la discussion et l’action à l’échelle du territoire ? Selon Gwenael Hervouet, adjoint à la délégation Bretagne du Conservatoire du littoral, « les élus sont notre première porte d’entrée vers les territoires ». Ils possèdent l’expérience du terrain et agissent comme relais vers les citoyens et les autres acteurs locaux (agriculteurs, pêcheurs, etc.). Le Conservatoire se positionne alors comme un accompagnateur. Convaincre ces acteurs d’anticiper les effets du changement climatique, notamment en adoptant une gestion souple de la bande côtière, n’est pas simple. Parfois, l’évolution des connaissances peuvent redéfinir des projets. Par exemple, un projet d’éco-quartier à Caen dans l’estuaire de l’Orne a été totalement réajusté à la lumière des nouvelles données climatiques (lire l’entretien avec E.Renard, Président du Pôle métropolitain Caen Normandie).
D’autres fois, le dialogue humain fait toute la différence. C’est le cas de Christelle Aillet, maire des Saintes-Maries-de-la-Mer, une commune menacée, non pas par la montée des eaux, mais par l’avancée du sel. Après un entretien avec François Fouchier, délégué du Conservatoire en Provence Alpes Côte d’Azur, elle a pris conscience de la nécessité d’anticiper les menaces à venir plutôt que de subir, afin d’éviter un impact environnemental et socio-économique majeur. Aujourd’hui, elle est un moteur, participant activement au projet Life Adapto+, notamment sur le site du Grand Radeau, et visitant d’autres communes, contribuant ainsi à l’essaimage de l’approche. Dans tous ces exemples, le dialogue et la collaboration sont des éléments clés.
Fédérer autour de projets d’adaptation
Pour entamer ce dialogue justement, il est essentiel que toutes les parties prenantes aient accès aux mêmes informations. C’est l’un des objectifs du projet Life Adapto+, qui cherche à réunir autour de la table experts scientifiques, collectivités, citoyens, agriculteurs, pêcheurs et autres acteurs locaux. Divers outils sont utilisés, comme la modélisation des effets climatiques, l’approche paysagère, ainsi que des actions de sensibilisation et de participation citoyenne.
Ces démarches permettent peu à peu d’opérer un changement de perspective. La commune de Corsept, site pilote de la première session du projet Life Adapto, en est un bon exemple. Située dans l’estuaire de la Loire, cette commune fait face à la submersion fréquente de la digue construite il y a 30 ans pour protéger les terres agricoles. Jean-Michel Emprou et Marie-Paule Douaud, conseillers municipaux, soulignent l'impact des réunions publiques organisées dans le cadre du projet : « Les agriculteurs, réticents au début de la démarche, ont changé de point de vue après trois ans », explique Marie-Paule Douaud qui rappelle également que ces acteurs sont les premiers témoins des bouleversements en cours, étant au plus près du terrain. Jean-Michel Emprou ajoute que le projet a permis de penser au-delà du périmètre local et d'anticiper : « Cela nous a permis de renforcer la réflexion au niveau de l’intercommunalité et d’intégrer ces enjeux dans notre SCoT, en pensant à long terme pour le devenir du bourg ». Une « stratégie de voisinage » qui porte ses fruits d’après Patrice Belz, délégué du Conservatoire en Centre-Atlantique « on peut imaginer un essaimage et mieux encore, exporter la méthodologie ». A ces yeux, ce qui en fait la force est sa dimension «écosystémique, multi-thématique, où de nombreux paramètres sont pris en compte, pas que d’un point de vue technique mais aussi sensible ».
Se projeter vers un avenir désirable
Au cœur de cette approche, le facteur humain est, en effet, fondamental. L’anticipation des aléas liés au changement climatique conduit parfois à des décisions difficiles, en témoigne le cas de Corsept où la relocalisation de maisons sera sans doute nécessaire, ou celui de l’estuaire de l’Orne avec l'abandon du projet d’éco-quartier pourtant bien avancé. Pour convaincre, il est essentiel de s’appuyer sur des éléments concrets et de démontrer les bénéfices environnementaux, mais aussi humains et même économiques apportés par l’anticipation et la préservation. Seulement, une fois la prise de conscience faite, il devient crucial de montrer que l’adaptation n’est pas un renoncement, mais l’ouverture à de nouvelles possibilités.
Emmanuel Renard, à la métropole de Caen, le souligne : bien que l’éco-quartier prévu ne verra pas le jour, il est hors de question de laisser la zone en friche. Il faut repenser l’espace pour y apporter de la vie, passer d’un « mode constructif à un mode déconstructif ». Ainsi, le site accueillera des activités temporaires, comme des restaurants, un bar, des logements étudiants, et des ateliers d’artisanat. Ces projets, pensés pour durer 30 ans, seront à la fois rentables et adaptés aux contraintes du site, tout en anticipant sa submersion future.
Certains, comme au Conservatoire du Littoral, se projettent sur un horizon plus long, c’est le cas de Gwenaël Hervouet, «il faut envisager un avenir désirable à long terme », pour cela « nous cherchons à nous projeter sur une bande rétro-littorale pour commencer à prospecter des acquisitions foncières, permettant aux espaces naturels de glisser ». Une approche également soutenue par Régis Lemayrie, adjoint à la délégation Normandie du Conservatoire avec une proposition aussi audacieuse qu’ambitieuse « passons de la bande des 100 mètres à la bande des 100 ans ! ».
Projet LIFE Adapto+
Le projet Life Adapto+ du Conservatoire du littoral vise à expérimenter des solutions de gestion souple du littoral. Prolongement de Life Adapto (2017-2022), il s’étend sur cinq ans avec 15 nouveaux sites dès 2025, puis 10 supplémentaires d’ici 2029. Porté par le Conservatoire du littoral avec un consortium d’experts nationaux et de partenaires (BRGM, Cerema, INRAe, RNF, Fondation Tour du Valat, SyMEL, ONF, OFB, Communauté de communes de l’île de Noirmoutier), il bénéficie du soutien financier de l’Union européenne, du Ministère de la Transition écologique de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche et de la Banque des Territoires.
1 GRANIER, Emmanuel, La Mer, cet ennemi de plusieurs siècles, Collection Réflexions en partage, Paris, Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA), 2018.